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Le Blog de l'Esterel
18 septembre 2008

Cadres : la comédie du bonheur

Enquête  - Cadres : la comédie du bonheur  - LE MONDE | 17.09.08

e cadre est un homme heureux. Forcément heureux. C'est un privilégié, l'enfant gâté de l'entreprise. Il a un travail valorisant, dont il peut facilement changer puisqu'il risque moins le chômage que les autres salariés. Il a une bonne feuille de paye, négociée en kilo-euros annuels. Il a une place de parking, un abonnement à la salle de gymnastique et, dans l'espace détente, un canapé moelleux et une télévision branchée sur Roland-Garros. Les plus choyés ont un "concierge", factotum qui veille à résoudre le moindre souci matériel, du pressing à la baby-sitter.
De quoi se plaindraient-ils quand les ouvriers, les caissières, les opératrices de centres d'appels et autres smicards se voient minuter jusqu'à leur pause aux toilettes ? Ce serait indécent. Et mal vu. Alors mieux vaut clamer son enthousiasme et sa joie de vivre, au bureau, à la ville et sur son profil Facebook.

Alexandre des Isnards et Thomas Zuber connaissent bien cette "dictature du bonheur". Tous deux diplômés de Sciences Po, ils travaillent comme consultants, l'un dans une agence de communication spécialisée dans l'Internet, l'autre dans les systèmes d'information liés aux ressources humaines. Des métiers neufs, socialement clinquants, dans des entreprises qui ne connaissent pas la crise. A 34 et 35 ans, les deux cadres ont déjà baroudé dans la nouvelle économie. Ils en connaissent les codes, ont eux-mêmes joué la comédie, pratiqué la "positive attitude", par mimétisme, fayotage et instinct de survie.

Tout aurait été pour le mieux, la carrière prédessinée, n'eussent été ces courriels de démission qui tombaient de plus en plus régulièrement sur la messagerie générale. Des textes d'une violence inouïe, écrits par des cadres quittant la boîte du jour au lendemain, sans même les trois cacahuètes d'un pot de départ. "Le pire, c'est qu'il n'y avait aucune réaction de la part de la direction, comme si cela n'avait finalement aucune importance, n'existait pas", raconte Alexandre des Isnards.

Les deux hommes, qui se sont liés d'amitié lors d'un voyage au Chili, ont décidé de recueillir les témoignages anonymes d'autres jeunes cadres, à tout hasard. "Ça a été l'avalanche", assure Thomas Zuber. Deux ans après, en est sorti un livre, L'open space m'a tuer (Hachette Littérature, 212 p., 16,50 €). Dans une succession de saynètes, jouées dans le décor d'un plateau semé d'hommes et d'ordinateurs, les auteurs y décrivent l'envers du meilleur des mondes : la fausse convivialité qui enrobe des rapports humains impitoyables, l'apparente décontraction qui masque le stress.

Les nouveaux métiers dans la finance, l'Internet, la communication, le "consulting" ont amplifié ce mode d'organisation, de management humain. L'open space, ce bureau ouvert, devient finalement un lieu d'enfermement qu'on n'ose quitter sous peine d'être déconsidéré. Le jeune cadre devient alors un "no life" (sans vie sociale, hors d'un écran). Il est sans cesse "en mode projet", c'est-à-dire débordé par son travail, une "propale" (proposition commerciale) à "implémenter" (mettre en oeuvre). Et ce jusqu'au "burn out", la consomption du corps et de l'esprit.

Sciemment, les deux auteurs ont repris jusqu'à la nausée le jargon anglicisant, le "wording", qui emballe cette nouvelle forme de stakhanovisme importée de la Silicon Valley. Mais qui survit à cette débauche de franglais et de courriels patoisant envoyés par le "n + 1" (le supérieur hiérarchique immédiat) saisit les ressorts de ce lent broiement de l'être.

Cette rentrée éditoriale est marquée par d'autres livres sur le sujet comme Extension du domaine de la manipulation, de Michela Marzano (Grasset). Et c'est ainsi à chaque rentrée depuis quelques années, tant le sujet est brûlant.

Ces livres décrivent un monde impitoyable que connaît parfaitement le docteur Bernard Salengro, 61 ans. Ce médecin du travail a vu monter ce qu'on appelait pudiquement, au milieu des années 1970, le "malaise des cadres". "Moi, je venais du milieu du bâtiment, raconte-t-il. C'était un milieu dur mais où jouaient les solidarités, l'esprit d'équipe, le sentiment du travail accompli. Il n'y avait pas de suicide. Je ne comprenais pas de quoi se plaignaient ces gars sapés comme des milords, les pieds dans la moquette épaisse, avec le siège inclinable, le chaud et le froid comme ils voulaient. Mais, en les écoutant, je sentais monter une souffrance psychique, un besoin d'écoute."

Membre de la Confédération générale des cadres, le médecin décide au milieu des années 1990 de lancer dans la revue du syndicat un appel à témoignages. "C'était juste deux lignes. Nous avons reçu en retour quinze sacs postaux. Un sondage que nous avons commandé à la Sofres a confirmé l'ampleur du phénomène. Plus de la moitié des cadres étaient concernés par le stress." L'expert a vu les indicateurs s'emballer, le mal-être virer à la souffrance mentale, mais aussi physique, soignée à grands coups de médicaments.

Devenu secrétaire national de la CFE-CGC, le docteur Salengro a fait de cette épidémie son combat syndical. Il a écrit deux ouvrages sur le sujet (Le Stress des cadres et Le Management par la manipulation mentale, L'Harmattan 2005 et 2006). "Il faut savoir qu'aux Etats-Unis, le stress est la première maladie professionnelle avec les troubles musculo-squelettiques", assure-t-il. Et n'allez pas lui vanter ces start-up qui se veulent des secondes familles. "Ce n'est pas parce que vous avez le droit de monter votre vélo au bureau que c'est plus détendu. C'est un piège à cons."

François Dupuy, enseignant à l'Institut européen d'administration des affaires (Insead) et auteur de La Fatigue des élites (Seuil 2005), constate également ce marché de dupes et un dévoiement du sens des mots. "On utilise aujourd'hui un vocabulaire positif. On parle de structure projet, de "transversalité", de coopération. Mais ces jolies notions cachent des situations de dépendance très dures. Même l'open space n'est que la structuration dans un lieu de cette dépendance."

Les nouveaux outils de travail ne sont pas sans perversité, comme le constate Charles-Henri Besseyre des Horts, enseignant à HEC et auteur d'un livre sur le nomadisme technologique (L'Entreprise mobile. Comprendre l'impact des nouvelles technologies, Editions Pearson, 210 p., 20 €). "Les possibilités infinies de se connecter sont créatrices de liberté, constate le chercheur, interrogé depuis Pékin via Skype, tard le soir. Mais, dans la course effrénée à la performance, avec des clients de plus en plus pressés, elles créent également des contraintes énormes. Il devient normal de pouvoir répondre à un client ou à un patron à 23 heures, un dimanche." Le spécialiste constate ainsi une véritable addiction de certains cadres aux BlackBerry, ce téléphone multifonctions, fil à la patte qui abolit les distances et les décalages horaires.

Bilan humain : à France Télécom, une récente enquête interne a démontré que 66 % du personnel se disait "stressé" et 15 % "en détresse". "La pression mise sur le salarié est institutionnalisée, constate Pierre Gojat, cadre syndiqué dans l'entreprise. C'est un outil pour pousser les gens dehors, pour qu'ils partent "seuls" puisqu'on s'interdit le licenciement." L'homme, âgé de 51 ans, en sait quelque chose : après avoir été ballotté d'une place à l'autre, il est aujourd'hui sans poste. "Trop cher, trop vieux, trop compétent, trop syndiqué", résume-t-il.

La société a réduit de 22 000 le nombre de salariés en trois ans. Les objectifs globaux du siège sont morcelés, en redescendant la hiérarchie.

"Tel chef reçoit la consigne de finir l'année avec 20 personnes en moins. Bien sûr, il n'est pas responsable. Il le dit : il applique les directives qui lui sont imposées. Du coup, le cadre dans le collimateur se retrouve face à un adversaire invisible."

La plupart des personnes interrogées par Le Monde évoquent surtout "la perte de sens" de leur métier. "C'est le rat dans sa roue qui tourne, tourne sans cesse", résume Alexandre des Isnards. Le vocabulaire abscons, pioché outre-Atlantique et parfois francisé à la va-comme-je-te-pousse, ne fait qu'habiller cette vacuité. "Le jargon permet d'aller plus vite ou d'intégrer une sorte de confrérie, avec son propre vocabulaire, constate Pierre Gojat. Mais, dans le cas de figure, il sert surtout à masquer le vide des concepts et de la pensée. L'anglais permet d'enrober d'un vernis de sérieux des formules puériles, infantilisantes." "Le cadre était en communauté d'esprit avec l'employeur, estime le docteur Salengro. C'est fini. Il n'y a plus de communauté d'esprit parce qu'il n'y a plus d'employeur. Avant, on était chez Michelin, chez Peugeot, chez Tartempion. Aujourd'hui, de fusion en acquisition, on est vendu et revendu sans cesse."

N'ayant plus forcément foi dans l'entreprise, le cadre recherche d'autres valeurs. A la Défense, au pied du CNIT et des tours de bureaux, l'église Notre-Dame-de-Pentecôte est de plus en plus fréquentée. Dès l'ouverture, à 8 heures, des dizaines de personnes viennent prier. La messe du mercredi midi accueille 250 personnes, dont une partie restent ensuite et partagent un repas empreint de convivialité.

Perte de sens, perte de prestige aussi. "Le cadre a de moins en moins vocation à l'encadrement", constate François Dupuy. L'agent de maîtrise, le col blanc responsable d'une équipe, l'ingénieur, détenteur d'un savoir distillé aux ouvriers, tendent à s'effacer devant le cadre sans troupe, "responsable" ou plutôt exécutant d'un projet. Il est surveillé par une hiérarchie multiple, régie de manière régionale et par branche, cerné, en vertu d'organisations dites "matricielles".

Même les salaires s'en ressentent. "En vingt ans, la différence de traitement entre un cadre et un ouvrier qualifié est passée de 5 à 2,2", explique François Dupuy. Les délocalisations, qui touchent désormais les cadres, notamment dans le secteur de la recherche et développement, tirent les négociations salariales vers le bas. "Le cadre souffre surtout d'un manque de reconnaissance, estime Christophe Bignier, responsable d'achat à 3M France et élu au comité d'hygiène et de sécurité de son entreprise. Il n'y a jamais de remerciements. Atteindre les objectifs est normal. L'année suivante, on les augmente. C'est toujours plus."

Telle entreprise qui dégage 15 % de marge a décidé de porter l'objectif à 24 %, afin de rivaliser avec les performances de la filiale allemande. Elle a mis en place un guide à l'attention des hiérarques, baptisé "leadership attributes", long pensum sur la manière de faire fonctionner une équipe et d'adhérer à l'esprit d'entreprise. Un système de notation a également été mis en place. Deux mauvaises années donnent l'obligation de suivre un plan de rattrapage. Encore cette société a-t-elle la bonté d'offrir une deuxième chance... Elle a également signé un avenant avec la mutuelle des salariés, permettant aux cadres de suivre des heures de psy, à raison de douze séances gratuites.

La pression se généralise dans l'encadrement. Les spécialistes en "consulting", tueurs de coûts patentés, s'embauchent dans les grandes entreprises et y développent des nouvelles et pas toujours bonnes manières. Des modèles de gestion paternaliste comme la Caisse d'épargne ont ainsi modifié leurs habitudes. "D'une structure familiale, on est passé à une entreprise impersonnelle, explique Régis Wolf, 56 ans, responsable de cette banque, à Metz. Nous recevons des formations pour être plus performants. Ceux qui ne suivent pas sont orientés vers d'autres postes."

La pression gangrène par capillarité toute la hiérarchie. C'est la fable du stressé stresseur. Avec ce sentiment d'un monde kafkaïen où on ne sait plus qui décide, qui contrôle. Dans ce nouveau rapport de forces, "le seul gagnant est l'actionnaire", constate le docteur Salengro. La valeur du capital ne cesse de croître au détriment de celle du travail. Ce qu'analyse François Dupuy : "Pendant les "trente glorieuses", les produits étaient rares et convoités par les acheteurs. L'actionnaire avait fait alliance avec le salarié contre le client. Avec la mondialisation, les produits sont plus disponibles : l'actionnaire a donc décidé de faire alliance avec le client contre le salarié. Or le cadre, c'est le salariat de confiance. Il se situe à ce point précis où peut s'exercer la pression."

"Le stress est productif, mais trop de stress peut être contre-productif", estime Charles-Henri Besseyre des Horts. Sollicitée à l'extrême, la personne entre en révolte. Du "mode projet", elle passe au "mode protection" : elle sort le bouclier. On constate alors une forte hausse de l'absentéisme. Le taux de syndicalisation des cadres est aujourd'hui supérieur à celui des ouvriers. Au siège de 3M, 13 étages plantés à Cergy, le pourcentage d'arrêts de travail est plus important que dans les usines du groupe. Dans Quand les cadres se rebellent (Vuibert, 180 p., 18,05 €), paru le 28 août, les sociologues David Courpasson et Jean-Claude Thoenig détaillent les multiples formes que peut prendre cette entrée en résistance, du refus de la promotion à la démission brutale.

Le cadre n'hésite plus à manifester. "Ils ont de moins en moins de scrupules à saisir les tribunaux", explique Christian Depeyrot, juge depuis six ans au tribunal des prud'hommes de Carpentras. Défilent des êtres parfois brisés qui évoquent à la barre les mille et une formes du harcèlement.

La déprime peut aller jusqu'au geste fatal. La vague de suicides survenue au Technopole Renault de Guyancourt en 2006-2007 a révélé jusqu'où pouvait pousser le désespoir. "La violence ultime, ce n'est pas le suicide, constate Christophe Bignier. La violence ultime, c'est tourner l'arme contre son patron ou ses collègues. C'est un phénomène que ne nous ne connaissons heureusement pas en France, mais qui se rencontre aux Etats-Unis."

Bernard Salengro se veut optimiste. Il observe que les entreprises américaines, qui ont exporté leurs méthodes de management et sont aujourd'hui confrontées à un vertigineux turn-over, tentent aujourd'hui d'en corriger les excès. "Les entreprises cotées au Nasdaq qui progressent le plus en Bourse sont aussi celles qui affichent le plus la lutte contre le stress", assure le médecin. Si de nombreuses sociétés sont encore dans le déni, le Medef s'interroge. Le syndicat patronal pose les questions qui fâchent : "L'entreprise est-elle fair-play ?", ou encore "Comment reconquérir les cadres ?" Le Medef a signé avec les partenaires sociaux, en juillet, un accord sur le stress dans le travail, prévoyant la mise en place d'alertes. "L'entreprise doit savoir renouveler sa manière d'investir le capital humain", estime Charles-Henri Besseyre des Horts. Mais on semble encore loin de la réconciliation entre le cadre et l'entreprise.

Benoît Hopquin


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