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Le Blog de l'Esterel
30 avril 2009

Eva Joly & Télérama : bille en tête contre la corruption

LE MONDE BOUGE - Tête de liste des Verts aux européennes, la Norvégienne Eva Joly sort un livre… qui n’a rien à voir avec l’écologie. Car la magistrate qui a révélé l’affaire Elf en France, réquisitionnée par l’Islande pour enquêter sur les malversations financières qui l’ont conduit au bord de la faillite, se mobilise plus que jamais pour dénoncer et combattre les réseaux véreux de la finance internationale. Première partie de l’incroyable entretien qu’elle nous a accordé. La suite demain.

« Si tu veux, tu peux, il suffit de le faire. » Elle a fait sienne cette maxime durant sa jeunesse norvégienne et ne s’en est plus jamais départie. En France, Eva Joly est la femme par qui le plus important scandale politico-financier est arrivé. L’affaire Elf aura été l’acmé de sa carrière de magistrate et le point de départ d’un combat opiniâtre contre la corruption internationale. Infatigable, elle revient aujourd’hui sur tous les fronts. Au côté du gouvernement islandais pour essayer de comprendre comment ce pays a été balayé par la crise financière. Au côté de Daniel Cohn-Bendit comme candidate sur la liste Europe Ecologie pour les prochaines européennes. Avec un livre, Des héros ordinaires (Les Arènes), dans lequel elle dresse le portrait de quelques personnalités courageuses en lutte contre la corruption et les paradis fiscaux. Des thèmes brûlants d’actualité qu’Eva Joly connaît bien et sur lesquels elle livre une analyse qui ne s’embarrasse pas de circonvolutions.

Télérama : Vous revenez d’Islande, où le gouvernement vous a demandé de l’aider dans son enquête sur la faillite des trois principales banques du pays. En quoi consiste cette aide ?
Eva Joly : L’histoire de l’Islande est une métaphore de ce qui nous arrive. Les Islandais se sont réveillés, un jour, avec une ardoise de 100 milliards de dollars et la perspective d’être endettés sur des générations. Au­tant que les Allemands après le traité de Versailles ! C’est monstrueux. Il faut établir l’enchaînement des responsabilités et ne pas passer par pertes et profits un désastre de cette ampleur. Ma première suggestion au gouvernement islandais a été de multiplier par cinq le nombre d’enquêteurs.
Nous avons désormais une équipe solide de vingt personnes, et je dispose d’un budget pour recruter des experts internationaux. Je considère cette investigation comme le laboratoire qui va nous permettre de comprendre comment les banques opèrent partout dans le monde. Nous allons mener en Islande l’enquête que refusent de faire des pays comme la France ou l’Angleterre.

Compte tenu de votre engagement au côté des Verts aux prochaines élections européennes, on vous attendait avec un livre traitant en partie d’écologie, vous nous livrez une galerie de portraits d’anonymes qui luttent en Europe contre la corruption. Pourquoi ce choix ?

Tout se tient : la pollution, le pillage des ressources, la pauvreté persistante, les flux financiers illicites, la corruption, les paradis fiscaux… La lutte contre la grande délinquance financière m’a appris qu’il fallait traiter le cancer de la corruption avant qu’il se diffuse. Or, l’importance de la corruption est difficile à appréhender. Il m’a semblé qu’à travers les personnages de mon livre (policiers, hauts fonctionnaires, journalistes, simples citoyens), je la rendais plus concrète.
Cet ouvrage pointe les défaillances de nos institutions et révèle l’importance de ces individus, qui, de Londres à Paris, de Naples à Sofia, mettent courageusement le projecteur sur les dérives de l’Etat de droit. Sans eux, on ne parlerait pratiquement jamais de corruption, de manipulations financières ou de paradis fiscaux.

Vous dédiez ce livre à François-Xavier Verschave, inventeur du concept pourfendeur de la Françafrique, qui dénonça longuement les relations ambigües de la France avec ses anciennes colonies. Nicolas Sarkozy avait promis la rupture avec ces prédécesseurs dans ce domaine. A-t-il tenu parole ?
Non, les relations entre la France et l’Afrique n’ont pas changé, et bien des indications en attestent. Le classement invraisemblable par le parquet de Paris de la plainte déposée en mars 2007 par trois associations pour « recel de détournement de fonds publics » visant les présidents gabonais (Omar Bongo), congolais (Denis Sassou Nguesso), et guinéo-équatorien (Teodoro Obiang). La visite de Nicolas Sarkozy à Omar Bongo juste avant son élection et son appel au même Bongo au lendemain de son élection pour le remercier de ses conseils. Son refus d’aborder le sort des nombreux journalistes assassinés au Congo avec Denis Sassou Nguesso. Tout cela montre que Le pouvoir français conserve toujours des relations coloniales avec certains Etats africains, pour le plus grand profit d’une petite camarilla africaine et française.

Comment réagissez-vous à l’ouverture, début avril par le parquet de Monaco, d’une enquête préliminaire visant un compte off shore détenu par feu Edith Bongo, la femme d’Omar Bongo ?
Quelle honte pour la France de se voir donner des leçons de justice et de transparence par Monaco ! Le parquet de Paris a commis une erreur historique en classant cette affaire. Il n’a même pas invoqué l’« opportunité politique » pour le faire mais, « l’absence de délit constitué ». Comment peut-on mentir ainsi à l’opinion au vu des preuves flagrantes de détournements de fonds publics qui figurent dans le dossier ? Cela dit, ne soyons pas naïfs. Monaco a juste fait un geste de bonne volonté avant le G20. On risque d’apprendre dans quelques mois que l’argent déposé sur le compte d’Edith Bongo était tout à fait légitime, qu’elle avait une très riche grand-mère ou qu’elle avait gagné au loto…

“En 2008, il y a eu 26 ouvertures d’instructions
financières en France, il y en avait eu 120 l’année
précédente. La volonté politique est très claire.”

Dans votre livre, Drago Kos, président de la Commission pour la prévention de la corruption en Slovénie, affirme : « La Commission européenne se fiche complètement de la lutte contre la corruption. » Partagez-vous cet avis ?
Drago Kos souhaite que l’Europe soit plus vigilante dans sa lutte contre la corruption. Pour l’instant, l’Union européenne doit se contenter d’agir avec l’Office européen de lutte anti-fraude (Olaf), qui n’est que l’embryon d’un organisme d’en­quête. Il n’existe pas de parquet européen qui pourrait contrer plus efficacement la criminalité financière internationale. La Commission européenne ne reste pourtant pas toujours inerte. En 2008, elle a bloqué 800 millions d’euros d’aide à la Bulgarie, dans l’attente de progrès sur le front de la corruption dans ce pays. Cette décision prouve qu’elle peut montrer les dents. Elle pourrait le faire beaucoup plus, et ce sera une de mes priorités si je suis élue.

En Bulgarie, vous décrivez un système politique gangrené par la corruption et la mafia, et vous annoncez au détour d’une phrase que Dominique de Villepin pré­side le groupe d’« experts européens » chargé par le gouvernement bulgare d’améliorer l’image de son pays auprès des instances européennes. Comment jugez-vous ce type d’engagement ?
Je trouve incroyable qu’un ancien Premier ministre français fasse du lobbying pour améliorer l’image de la Bulgarie. C’est sidérant. Cela prouve que la seule valeur qui compte dans notre monde est l’argent et que tout est à vendre.

On est frappé en lisant le livre de l’ampleur de la corruption dans plusieurs pays de l’Union européenne et de la discrétion des organismes (Office antifraude de l’Union européenne, Comité anticorruption de l’OCDE, le GRECO au Conseil de l’Europe) chargés de lutter contre elle...

Comme toutes les constructions supranationales, ces organismes sont faibles, car ils fonctionnent sur le consensus. Par nature, ce sont des lieux propices aux collusions d’intérêts et aux jeux d’alliances. Pourtant, croyez moi, s’ils n’existaient pas, la situation serait encore pire. En dépit des pressions très fortes des Etats, certaines procédures sont menées à leur terme. Le gouvernement anglais n’a par exemple pas réussi à obtenir la tête de Mark Pieth, le président du Comité de lutte anticorruption de l’OCDE, et a subi l’humiliation d’être sévèrement pointé du doigt dans un rapport de l’OCDE pour avoir stoppé une enquête en Grande-Bretagne contre le groupe d’armement British Aerospace, accusé de corruption massive sur des contrats d’armes.

Ces condamnations, peu connues de l’opinion publique, peuvent-elles avoir le moindre impact dans la lutte contre la corruption ?
Ces organismes n’ont pour l’instant rien de mieux à proposer que de rendre public ce type de rapports et d’essayer de les faire vivre dans un espace public pollué par de nombreuses informations sans grande importance. C’est leur seule arme. C’est un sabre de bois, mais c’est un sabre.

“La criminalité financière est internationale.
Nous devons mettre en place
une justice supranationale.”

Que faudrait-il faire pour renforcer la lutte contre la corruption au niveau européen ?
Les enquêteurs sont limités à leur territoire national, alors que la criminalité financière est internationale. Nous devons mettre en place une justice supranationale. Un procès contre la France se déroulerait devant les tribunaux français, mais resterait hors de portée du parquet français. Par ailleurs, l’Europe s’est depuis longtemps dotée d’une Cour européenne des Droits de l’homme et, dans la mesure où on peut penser que la grande corruption est une violation des Droits de l’homme, il serait concevable de créer également un tribunal européen chargé de la criminalité économique trans-frontières.

En Bulgarie, certains journalistes n’hésitent pas à dénoncer à leurs risques et périls les dérives mafieuses, comment jugez-vous l’état des médias en France ?
Je suis partagée. Comme partout dans le monde, la presse est en crise et je comprends la lassitude et le découragement des journalistes qui sortent des affaires sans que rien ne bouge. En même temps, je trouve qu’il y a des silences assourdissants sur certains sujets. Quand on apprend par exemple qu’une perquisition au domicile de Gaston Flosse, véritable proconsul sénateur de la Polynésie française, a permis la découverte d’une lettre détaillant les conditions dans lesquelles un journaliste tahitien aurait été assassiné, il me semble que le rôle de la presse est d’enquêter. Même chose quand le parquet de Paris ouvre une enquête préliminaire pour « trafic d’influence » contre Christian Poncelet, sénateur des Vosges et ancien président du Sénat. Dans ce type de cas, les médias devraient demander en permanence des comptes au procureur compétent. Il faut bien comprendre que, dans leur tête, les procureurs rendent d’abord compte à leur ministre, lui-même en ligne directe avec la présidence de la République. La presse ne doit pas hésiter à poser les questions gênantes et rappeler, le cas échéant, les procureurs à leur inaction. Les magistrats rendent la justice au nom du peuple français et non au nom du pouvoir, mais ils ont tendance à l’oublier si on ne leur rappelle pas !

Six ans après la Déclaration de Paris, appelant les juridictions des différents Etats à s’unir contre la corruption internationale, la coopération internationale reste minime, n’est-ce pas décourageant ?
Tout n’est pas noir. Une convention anti-corruption a été adoptée par l’ONU en 2003 et ratifiée par 130 pays qui se sont dotés d’une législation anticorruption. Les instruments juridiques s’en trouvent améliorés, et c’est un énorme progrès. 

Vous avez mis sur pied, avec l’aide du gouvernement norvégien, le Network, un réseau informel international d’enquêteurs spécialisés dans la lutte contre la corruption. On n’y trouve aucun Français. Faut-il y voir un signe ?
Non, c’est un hasard. Pas une fatalité. Reste qu’il n’existe plus de grandes enquêtes en cours actuellement en France et ce n’est pas bon signe. En 2008, il y a eu 26 ouvertures d’instructions financières, il y en avait eu 120 l’année précédente. La volonté politique est très claire.

Vous avez déclaré un jour : « On ne peut pas gagner le combat contre la corruption, nous avons perdu contre le pouvoir et la cupidité, mais cette lutte vaut la peine d’être menée. » Où trouvez-vous la force de continuer à mener une cause qui vous semble perdue ?
Je ne crois plus qu’on puisse instruire contre le pouvoir à très haut niveau. Nulle part, y compris dans des pays très démocratiques. Au bout d’un moment, le pouvoir finit toujours par ne plus tolérer les intrusions qui le menacent. Quand j’ai créé une unité anticorruption à Madagascar, j’ai expliqué aux enquêteurs qu’ils pouvaient épingler le directeur des douanes, pas le Premier ministre. Cette guerre-là est perdue d’avance. Madagascar est un pays à la démocratie incertaine. Dans un pays comme la France, il faut être plus courageux, mais c’est à haut risque. Au niveau international, nous pouvons fermer les lieux où les personnalités corrompues cachent leur butin. C’est la raison pour laquelle il faut lutter sans relâche contre les paradis fiscaux (1).

“Les magistrats rendent la justice au nom
du peuple français et non au nom du pouvoir,
mais ils ont tendance à l’oublier
si on ne leur rappelle pas !”

Faut-il réformer le cadre légal autorisant le versement de toutes sortes de rémunérations complémentaires (primes, stock-options, parachutes dorés…) aux dirigeants des grandes entreprises ?
Je pense que certains patrons comme Daniel Bouton (Société Géné­rale) ou Thierry Morin (Valéo) ont une image d’eux-mêmes qui n’a rien à voir avec la réalité. Je n’ai jamais compris comment on pouvait croire que le résultat d’une très grande entreprise était dû à la performance de ses cadres dirigeants. Prenez les compagnies pétrolières, leur résultat dépend bien plus du cours du pétrole et de celui du dollar que de l’action de leurs dirigeants. Nous avons accepté en période de croissance des comportements intolérables. Certains dirigeants ont fait prendre des risques mortels à leur entreprise et voudraient continuer à ponctionner pour leurs revenus et leurs retraites des sommes démesurées.
Avec ma fille, nous avons écrit un livre technique sur l’abus de biens sociaux. Dans la jurisprudence française, on trouve des boulangers ou des entrepreneurs de carrosserie condamnés pour s’être versé une rémunération trop importante alors que leur entreprise battait de l’aile. Je parle de 300 €, pas de milliers de stock-options ! A cette aune, Daniel Bouton serait en faute. Mais il ne sera jamais inquiété.

“Il existe un salaire minimum,
il faudrait créer un salaire maximum.”

Ne craignez-vous pas qu’en se focalisant sur les avantages des chefs d’entreprise on occulte les questions plus essentielles des paradis fiscaux et de la régulation des marchés financiers ?
Vous savez bien que la réalité n’existe pas, il n’y a que la perception de la réalité qui existe. Et, dans cette perception, les symboles sont très importants. Pour notre « vivre ensemble », notre contrat social, il est vital que ces comportements cessent. Il existe un salaire minimum, il faudrait créer un salaire maximum. Depuis vingt ans, une frange de la population s’est autoproclamée indispensable et s’est arrogé des rémunérations délirantes. Il faut la ramener à la réalité.

En introduction de votre livre, vous écrivez : « A Paris, j’ai connu des reparties qui vous marquent pour toujours, parce qu’elles vous font entrevoir la réalité du ­monde. » Auxquelles pensiez-vous ?
Il y en eut de très nombreuses. Celle de Pierre Conso, par exemple, l’ancien patron des Ciments français. Cet homme plaisant et bien intentionné m’a dit un jour : « Madame Joly, ce que vous me reprochez là – délits d’initié, présentation de faux bilans, camouflage de l’endettement –, il n’y a que les juges pour s’en étonner. C’est ça le monde. » Avec sa casquette de professeur à HEC, il m’a ensuite fait cette proposition : « Si vous voulez, je pourrais vous faire réaliser une étude par mes étudiants qui vous montrerait que toutes les entreprises du CAC 40 ont des filiales dans les paradis fiscaux qui servent à commettre des délits d’initié. »
Une autre fois, un dirigeant d’une grande compagnie pétrolière m’a dit : « Madame Joly, vous devriez m’admirer de maintenir le montant de la corruption à hauteur de 2,5 % dans le pétrole. Car, bien sûr, vous connaissez les pourcentages dans l’armement ? C’est 40 %. » Tout ça était dit avec tellement d’évidence, et cette morgue des élites que je reconnais entre mille.

Vous revenez en France dans l’arène politique, un monde dont vous connaissez moins les codes, ne craignez-vous plus ces reparties qui ne manqueront pas de vous être à nouveau adressées ?
J’ai désormais quelques certitudes. Du temps de l’affaire Elf, je n’avais pas encore compris « the big pic­ture », je n’avais pas l’image complète. Aujourd’hui, je comprends mieux comment fonctionne le monde. Je pense être porteuse de cette force-là et pouvoir l’utiliser utilement.               

Propos recueillis par Olivier Milot

(1) Lire sur ce sujet : “La question des flux financiers illicites”, par Raymond Baker et Eva Joly, dans le no 124 de la revue “Commentaire” (commentaire.fr).

A lire
Des héros ordinaires,
d'Eva Joly, éd. Les Arènes, 192 p., 19 €.

http://www.telerama.fr/monde/eva-joly-1-2-bille-en-tete-contre-la-corruption,41640.php


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