Eva Joly & Télérama : bannir les paradis fiscaux d’Europe
LE MONDE BOUGE - Tête de liste des Verts aux européennes, la Norvégienne Eva Joly sort un livre… qui n’a rien à voir avec l’écologie. Car la magistrate qui a révélé l’affaire Elf en France, réquisitionnée par l’Islande pour enquêter sur les malversations financières qui l’ont conduit au bord de la faillite, se mobilise plus que jamais contre les réseaux véreux de la finance internationale. Seconde partie de l’incroyable entretien qu’elle nous a accordé : comment une vraie lutte contre les paradis fiscaux est essentielle et possible.
En France, Eva Joly est la femme par qui le plus important scandale politico-financier est arrivé. L’affaire Elf aura été l’acmé de sa carrière de magistrate et le point de départ d’un combat opiniâtre contre la corruption internationale. Infatigable, elle revient aujourd’hui sur tous les fronts. Au côté du gouvernement islandais pour essayer de comprendre comment ce pays a été balayé par la crise financière. Au côté de Daniel Cohn-Bendit comme candidate sur la liste Europe Ecologie pour les prochaines européennes. Avec un livre, Des héros ordinaires (Les Arènes), dans lequel elle dresse le portrait de quelques personnalités courageuses en lutte contre la corruption et les paradis fiscaux. Des thèmes brûlants d’actualité qu’Eva Joly connaît bien et sur lesquels elle livre une analyse qui ne s’embarrasse pas de circonvolutions. Suite et fin de l’entretien qu’elle nous a accordé.
Télérama : Quel jugement portez-vous sur les mesures prises contre les paradis fiscaux (1) par le G20 ?
Eva Joly : Il n’y a pas de volonté politique
suffisante pour en finir avec les paradis fiscaux. Partout les liens
sont très forts entre le pouvoir et le capital. Barack Obama ne fait
pas exception. Personne ne peut se fait élire président des Etats-Unis
sans l’appui de Wall Street. Les plus gros donateurs de sa campagne
s’appellent Goldman Sachs, UBS, J.P. Morgan, Chase et Citigroup. Tous
des géants de la finance. En Europe, Angela Merkel était très offensive
contre les paradis fiscaux, mais son propre secrétaire d’Etat à
l’Economie, Axel Nawrath, m’avait un jour confié : « Madame Joly,
l’Europe ne fera jamais rien contre les paradis fiscaux. Au cœur de
l’Europe, nous avons le Luxembourg et la City de Londres. Et vous
croyez que les Anglais ou les Luxembourgeois accepteront qu’on réforme
un système dont ils sont les premiers bénéficiaires ? »
“Qui sait que l’île Maurice, un million d’habitants,
réalise à elle seule 57 % des
investissements étrangers en Inde ?”
L’annonce de la fin du secret bancaire et la publication par
l’OCDE de listes de pays « non coopératifs » ne constituent donc pas, à
vos yeux, une avancée ?
Seuls les particuliers seront touchés par ces mesures, et encore, ceux
qui ne sont pas astucieux. Les autres se cacheront derrière des
sociétés fictives ou des trusts [NDLR : entités juridiques permettant de dissimuler les véritables propriétaires].
En effet, on ne va pas toucher aux structures car elles sont utilisées
par les multinationales. Quant aux listes noires et grises de l’OCDE,
elles existent depuis dix ans et ont beaucoup varié avec le temps sans
jamais empêcher la croissance des paradis fiscaux.
Ces listes sont en plus le fruit de compromis entre Etats, et de
nombreux paradis fiscaux y échappent. Prenez l’île Maurice, elle n’est
présente sur aucune liste alors que c’est un très grand paradis fiscal.
Qui sait que cette île de un million d’habitants réalise à elle seule
57 % des investissements étrangers en Inde, alors qu’il n’y a d’autres
activités que des sociétés fictives gérées par 150 individus ? Neuf de
ces individus se retrouvent même à eux seuls derrière 1 500 sociétés
dont ils sont à la fois gestionnaires et membres du conseil
d’administration. Qui peut croire que cela a une réalité économique ?
Personne.
Comment les multinationales se servent-elles, concrètement, des paradis fiscaux ?
La technique la plus répandue est celle des prix de transfert, qui
permet aux entreprises de maquiller leurs comptes pour payer moins
d’impôts dans les pays où elles sont implantées. Le système est simple.
Une société vend son produit, par exemple du minerai, à un prix
délibérément sous-estimé à une filiale installée dans un centre
offshore. La filiale revend le même minerai, cette fois-ci au prix
fort. Quand la société publie ses comptes dans le pays où se trouve la
mine qu’elle exploite, elle affiche des résultats modestes sur place,
qui limitent les impôts dont elle doit s’acquitter. Ses vrais profits
sont ailleurs. Grâce à ce subterfuge, l’entreprise américaine Exxon n’a
ainsi pas payé d’impôts pendant vingt-six ans au Chili sur les mines de
cuivre acquises lors des privatisations par le régime Pinochet. Quand
Exxon a revendu la mine, elle a touché plus de 1,8 milliard de dollars.
La mine était donc très rentable ! Mais au Chili, pas un contribuable
n’a vu passer les profits sur le cuivre. Quand vous savez que l’OCDE
estime qu’environ 60 % des échanges internationaux sont réalisés par
des multinationales qui achètent et vendent à leurs propres filiales et
succursales, imaginez l’ampleur des manipulations possibles.
“On sait que Total a gagné près
de 13 milliards d’euros
l’année dernière, mais on ignore où…”
Qu’aurait du faire les dirigeants du G20 pour lutter efficacement contre les paradis fiscaux ?
Ils auraient dû au moins interdire aux banques bénéficiant de fonds
publics de posséder des filiales dans les paradis fiscaux. Ils n’ont
pas osé prendre ce risque car la moitié des transactions bancaires
mondiales passent par les paradis fiscaux ! Ils auraient également pu
rendre automatique et obligatoire, dans le monde entier, l’échange
d’informations fiscales entre les pays. C’est un système que l’Union
européenne a instauré depuis l’été 2003 avec la directive sur la
taxation des revenus de l’épargne. Chaque Etat membre est tenu de
déclarer une fois par an les intérêts touchés dans leur pays par des
ressortissants européens disposant de comptes chez eux. La France
informe par exemple chaque année le fisc allemand des intérêts touchés
par des Allemands qui ont ouvert des comptes sur son sol. Et
inversement. C’est un outil précieux pour éviter l’évasion fiscale
entre pays membres de l’Union européenne, et, comme par hasard, la
Belgique, le Luxembourg et l’Autriche, ont négocié un régime
dérogatoire à ce système.
Ils auraient également pu imposer aux multinationales de publier leurs
bénéfices pays par pays. C’est une mesure simple, qui ne coûte rien et
qu’on pourrait introduire immédiatement. Actuellement, les entreprises
ne publient que des comptes consolidés. Du coup, on sait par exemple
que Total a gagné près de 13 milliards d’euros l’année dernière, mais
on ignore où. Si ces informations étaient publiées en annexe des
comptes, on verrait alors qu’elle réalise d’importants bénéfices à
l’Ile Maurice et aux Bermudes et très peu en Algérie ou en Angola. Vous
le voyez, ce ne sont pas les mesures efficaces qui manquent, juste la
volonté politique de les décider, de les mettre en place et de créer un
système de sanctions pour rendre obligatoire leur application.
L’Europe a-t-elle vocation à être en pointe dans cette lutte ?
Je ne sais pas si « elle a » mais il faudrait qu’« elle ait » vocation.
Nous devrions bannir les paradis fiscaux de notre continent en imposant
leur boycott absolu par les banques et les entreprises européennes.
C’est ma position, et c’est l’une des raisons pour lesquelles je me
présente aux européennes. Comme citoyenne, j’ai épuisé toutes les
possibilités dans ce combat. Il faut maintenant qu’il devienne un enjeu
politique, un enjeu de société.
Comment, très concrètrement, un citoyen lambda peut-il lutter
contre les paradis fiscaux ? En faisant pression sur son gouvernement,
en boycotant les banques et les entreprises qui les utilisent ?
On peut adhérer à des ONG comme Transparency International ou Tax
Justice Network. On ne peut pas en revanche boycotter les grandes
entreprises cotées en Bourse, ou alors il faudrait les boycotter
toutes. Aux Etats-Unis comme en France, presque toutes ces grandes
entreprises ont des filiales dans les paradis fiscaux. Même en Norvège,
nous avons une société nationale qui est allée se faire défiscaliser en
Belgique. C’est hallucinant ! Quant à Lehman Brothers, qui est à
l’origine de la crise des subprimes, elle possédait cent quarante et
une filiales dont cinquante-sept dans les paradis fiscaux.
(1) Pays ou territoires alliant souvent le secret bancaire à une fiscalité basse ou nulle. A lire
Des héros ordinaires, d'Eva Joly, éd. Les Arènes, 192 p., 19 €.
http://www.telerama.fr/monde/eva-joly-ii,41639.php
Eva Joly est signataire de l'appel :