"Oui, le Parlement européen dispose de réels pouvoirs"
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Entretien avec un chercheur
Elections européennes |
LE MONDE BOUGE - Oui, le Parlement européen dispose de réels pouvoirs, rappelle Thierry Chopin, chercheur europhile. Malheureusement méconnus. Pourquoi l'Europe ne fait-elle plus rêver ? Il nous l’explique dans un entretien.
Thierry Chopin - Jérôme Galland / Aleph pour Télérama
Ainsi donc, la messe est presque dite. Le 7 juin, l'abstention aux élections européennes devrait battre de nouveaux records. Les sondages sont unanimes, et les candidats les plus motivés, comme Alain Lamassoure, eurodéputé sortant UMP, constatent la difficulté à mobiliser pour un Parlement qui est pourtant « la plus importante institution au monde directement élue par les citoyens ». Un Parlement qui dispose aujourd'hui de pouvoirs majeurs, en matière budgétaire ou législative. Qui sait que le président de la Commission européenne est toujours de la même couleur politique que la majorité parlementaire ? Les sceptiques de l'Europe ont donc, par leur vote, le pouvoir d'influer sur la reconduction du très libéral José Manuel Barroso, actuel chef de l'exécutif européen. Alors comment expliquer que l'Europe ait tant de mal à nous passionner ? Comment susciter un intérêt politique pour ce scrutin ? Réponses avec Thierry Chopin, directeur des études à la très europhile Fondation Robert-Schuman et professeur au collège d'Europe à Bruges et à Sciences-Po.
Les sondages prévoient une participation plus faible que jamais. Comment l'expliquez-vous ?
La participation baisse depuis 1979, date de la première élection du
Parlement européen au suffrage universel. La France n'est pas une
exception : on y vote même plus qu'ailleurs : 45,17 % en 2004, contre
44,6 % en moyenne européenne. Le paradoxe, c'est que les citoyens
auraient pu se désintéresser de l'Europe lors de la première phase de
sa construction, quand le Parlement était un simple organe de
consultation dont les membres n'étaient pas élus mais désignés par les
Parlements des Etats membres. Mais à l'époque, les pays fondateurs,
encore marqués par la mémoire du second conflit mondial, étaient
profondément europhiles. Depuis l'arrivée de Gerhard Schröder au
pouvoir en 1998, nous avons affaire à des dirigeants qui n'ont pas
connu la guerre. Quel est le sens du projet européen pour cette
nouvelle génération de politiques ? Question clé pour comprendre la
faiblesse du leadership européen aujourd'hui.
Nos politiques sont en panne d'inspiration européenne ?
A de rares exceptions près, ils n'arrivent pas à mobiliser les citoyens
sur un projet global. Ils préfèrent insister sur les résultats obtenus
par les institutions, leurs actions, leurs décisions. C'est tout le
discours sur « l'Europe concrète », « l'Europe des résultats », censé
nous inciter à « aimer » l'Europe. Rappelez-vous les commentaires après
l'échec du référendum en Irlande, en juin 2008 : on s'est étonné que
les Irlandais aient pu voter non, compte tenu de tout ce que l'Union
leur avait apporté en termes de transferts financiers. Mais percevoir
des montagnes de subsides n'empêche pas de refuser telle ou telle
réforme. Les agriculteurs français qui reçoivent de la PAC (Politique
agricole commune) entre 8 et 10 milliards d'euros par an font souvent
preuve d'ingratitude envers « l'Europe de Bruxelles » ! On touche là
aux limites de la justification par les résultats concrets.
“La démocratie européenne a surtout besoin
d'une légitimité politique, donc d'un vrai débat
public, informé, transparent.”
Pourtant les « résultats », n'est-ce pas ce qui rend l'Europe moins éloignée des préoccupations des citoyens ?
Ils sont indispensables, surtout dans des démocraties d'opinion comme
les nôtres. Mais insuffisants. La démocratie européenne a surtout
besoin d'une légitimité politique, donc d'un vrai débat public,
informé, transparent. Pour que les citoyens ne se contentent pas de
valider des décisions, mais qu'ils aient leur mot à dire a priori et
puissent peser sur les orientations. Il faut vraiment renouer le fil de
la légitimité en injectant de la politique, de la conflictualité dans
les instances de l'Union. Et le Parlement européen est une institution
clé pour organiser ce débat !
Ce n'est pas l'image qu'il donne, monolithique, imperméable à l'expression des clivages politiques...
La compréhension des décisions y est plus compliquée que dans une
assemblée régie par la simple logique majoritaire – comme en France, en
Grande-Bretagne –, car les logiques politiques s'y entremêlent. La
pratique du consensus, tout d'abord : le Parlement européen y a
beaucoup recouru pour accroître ses pouvoirs face aux deux autres
institutions communautaires, la Commission – l'exécutif européen – et
le Conseil des ministres – qui réunit les représentants des Etats
membres en fonction de l'ordre du jour des réunions. Les logiques
nationales, ensuite. Prenons la fameuse directive « services », dite
Bolkestein, qui favorise la libre circulation des services dans le
marché intérieur. Le Parti socialiste européen a finalement voté en sa
faveur, après qu'elle eut été remaniée sous l'impact du rapporteur
socialiste, la députée allemande Evelyne Gebhardt. Mais les socialistes
français se sont prononcés contre, pour des raisons strictement
nationales.
Les lignes de fracture partisanes, enfin. Elles s'expriment de plus en plus nettement, en matière socio-économique mais aussi à propos de l'espace de « liberté-sécurité-justice ». Il y a eu, par exemple, un clivage très net entre gauche et droite lors du vote sur la directive « retour », qui vise à faire converger les conditions de retour des immigrés en situation irrégulière. S'il est parfois difficile à comprendre, le fonctionnement du Parlement – à l'inverse du Conseil des ministres où l'on négocie selon une logique diplomatique – est tout de même très transparent. Vous pouvez savoir qui a voté quoi en consultant le site Internet de l'institution.
“Pour les élections, il faudrait décrire les profils
des candidats : souhaitent-ils se faire
élire par réelle conviction
européenne ou par défaut ?”
A moins d'être un chercheur spécialisé, il est tout de même très compliqué de comprendre le travail des eurodéputés...
C'est l'un des écueils majeurs de ces élections européennes : s'y
intéresser exige un effort. Et la fermeture de sites tels que
parlorama.eu, qui notait les eurodéputés en fonction de leur présence
aux sessions, ou précédemment europarliament.net, ne facilite pas la
tâche (1). Ce type de censure alimente l'antiparlementarisme et la
suspicion. Il y aurait pourtant beaucoup à faire pour rendre compte de
l'activité des parlementaires ! S'intéresser à leur assiduité bien
entendu, mais aussi à leur présence dans les commissions influentes, au
nombre de rapports qu'ils produisent... Pour les élections, il faudrait
aussi décrire les profils des candidats : souhaitent-ils se faire élire
par réelle conviction européenne ou par défaut ? Les choisit-on parce
qu'il s'agit de cadres méritants de tel parti, de recalés du suffrage
universel en France, de membres du gouvernement qu'on veut écarter ?
Une fois élus, cumuleront-ils leur mandat de député européen avec un
autre mandat, comme c'est possible en France ?
Les parlementaires européens eux-mêmes restent étonnamment discrets sur leurs actions...
Peu font l'effort de rendre compte de leur travail. Ce serait d'autant
plus indispensable qu'ils sont élus dans de grandes circonscriptions.
Un parlementaire français au Parlement européen représente 800 000
habitants, huit fois plus qu'un député à l'Assemblée nationale ! Or, on
a du mal à voter pour quelqu'un qu'on ne connaît pas et qui ne vous
rendra pas de comptes... De plus, en France, nous sommes tributaires de
notre culture politique, de la façon dont nous percevons notre propre
Parlement, dévalorisé depuis cinquante ans face au pouvoir exécutif.
Cette mauvaise image agit par ricochet sur celle du Parlement européen.
Cela fait toute la différence avec l'Allemagne, l'Espagne ou la
Grande-Bretagne, où les Parlements font partie du « code génétique ».
Ce n'est pas un hasard s'ils ont les délégations nationales les mieux
structurées. Les élus allemands, anglais et espagnols sont présents
dans les groupes politiques qui comptent, font partie des commissions
les plus influentes – économie, environnement, transports, protection
des consommateurs...
La France se prive d'un vrai pouvoir ?
Bien sûr. Au fil des traités, le Parlement européen a vu ses pouvoirs
s'accroître, notamment en matière budgétaire, mais on ne le sait
toujours pas ! Si le traité de Lisbonne entrait en vigueur en novembre
prochain, les députés pourraient même voter l'ensemble des dépenses
avec le Conseil des ministres. Par ailleurs, il contrôle l'exécution du
budget, donc l'utilisation des fonds communautaires. En 1999, la
Commission européenne, alors dirigée par Jacques Santer, en a fait
l'expérience : elle a été poussée à la démission après que le Parlement
eut menacé de voter une motion de défiance pour mauvaise gestion. Dans
l'histoire de la Ve République, quel gouvernement a dû démissionner à
cause de la menace d'une censure de l'Assemblée nationale ? Son pouvoir
législatif s'est aussi accru depuis le traité de Maastricht, il y a
dix-sept ans : les eurodéputés votent, en codécision avec le conseil
des ministres, directives et règlements en matière d'environnement, de
protection des consommateurs, de transports... Il dispose enfin d'un
pouvoir de contrôle politique, même si on n'en est pas encore à ce que
permettrait le traité de Lisbonne, c'est-à-dire l'élection du président
de la Commission européenne par le Parlement. Mais déjà, le président
et les membres de la Commission n'entrent en fonction qu'une fois
auditionnés par les députés qui donnent leur aval. En 2004, José Manuel
Barroso a été contraint de remplacer deux de ses commissaires, dont
l'Italien Rocco Boutiglione, qui avait tenu des propos homophobes et
misogynes.
“Nos partis nationaux ne font pas leur boulot
et ont une fâcheuse tendance à européaniser
les échecs et nationaliser les succès.”
Pourtant, pour de nombreux électeurs, l'Europe, c'est davantage des pratiques de lobbying qu'une démocratie transparente...
En France, le lobbying passe moins bien qu'ailleurs. Là encore, cela
tient à notre culture politique : nous plaçons l'intérêt général
au-dessus des intérêts particuliers. L'Etat souverain monarchique, puis
jacobin, puis républicain s'est construit comme garant de cet intérêt
général. Ce qui a eu pour conséquence de délégitimer l'expression des
intérêts particuliers et sectoriels, et donc de jeter l'opprobre sur le
lobbying. Nos partenaires, notamment les Anglais, n'ont pas cette
culture. Souvenez-vous de la campagne pour la candidature de Paris et
Londres aux JO de 2012. A l'époque, la France s'est indignée que Tony
Blair ait approché des membres du CIO ! A Strasbourg et à Bruxelles,
certains pays sont plus influents parce que plus à l'aise avec la
défense des intérêts particuliers. A contrario, notre stratégie s'est
longtemps résumée à la défense du siège du Parlement à Strasbourg et à
celle de la langue française : nous privilégions le rang, le prestige,
au détriment de stratégies d'influence plus concrètes. Pourtant, y
compris le 7 juin, nous sommes face à des enjeux d'influence nationale.
Un sursaut des électeurs français vous semble-t-il possible ?
Il faudrait pour cela que le débat ne se situe plus entre pro ou
antieuropéens, mais mette en évidence les grands enjeux qui agitent le
Parlement européen : par exemple, veut-on plus ou moins de régulation
du marché ? Les clivages idéologiques existent bien entre les
différents partis. Simplement, ils ne sont pas suffisamment visibles en
France. Nos partis nationaux ne font pas leur boulot et ont une
fâcheuse tendance à européaniser les échecs et nationaliser les succès.
Résultat, alors que la campagne devrait battre son plein, il n'y a
aucune offre de la part de nos hommes politiques, sauf du côté de la
liste écologiste menée par Daniel Cohn-Bendit et Eva Joly, la seule à
mener une campagne réellement européenne. Il y a pourtant des Européens
convaincus dans les autres partis. Mais ils peinent à faire entendre
leur voix.
(1)
L'Université libre de Bruxelles et la London School of Economics ont
lancé votewatch.eu, qui offre (en anglais) toutes les informations sur
la présence des députés, leurs votes, les alliances...