Ces Pinçon qui font trembler l’Elysée
. | Grand entretien |
LE FIL LIVRES - Avec les sociologues Monique Pinçon-Charlot et Michel Pinçon, l'Elysée peut trembler. “Les Ghettos du gotha” dénonçait l'entre-soi des classes dominantes, “Le Président des riches” pointe une connivence entre pouvoir et monde des affaires… de plus en plus décomplexée.
Photo : Léa Crespi pour Télérama
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Parlons argent (1/6) : Monique Pinçon-Charlot, sociologue | 9 mars 2009
Vingt-cinq ans déjà qu'ils arpentent les beaux quartiers, fréquentent les châteaux et les hôtels particuliers, s'invitent à la table des grandes familles fortunées. Vingt-cinq ans qu'ils interrogent, auscultent, dissèquent l'organisation et les mœurs de la grande bourgeoisie française. Sociologues, anciens directeurs de recherche au CNRS, Michel Pinçon et Monique Pinçon-Charlot forment un duo inséparable, dans la vie, depuis quarante ans, comme dans le travail. Le Président des riches est leur seizième livre en commun, plus engagé que les précédents, fort d'une enquête minutieuse – des actes et des faits. Evitant soigneusement tout jargon, il met en cause « l'oligarchie » au pouvoir en France. Discrets, modestes, la voix douce mais déterminée, Michel Pinçon et Monique Pinçon-Charlot dressent un portrait inquiétant de notre démocratie.
D'où vous vient cette passion pour les riches ?
Monique Pinçon-Charlot : Au CNRS, personne ne s'intéressait à
eux. En sociologie urbaine notamment, tous les regards portaient sur les
cités défavorisées, les jeunes des ghettos de banlieue. Dans les
colloques, les séminaires, on parlait de « ségrégation », en mettant le
ton, la tête penchée, les mines pleines de compassion. Tout cela
m'agaçait au plus haut point, il me semblait qu'on avait tort de
négliger le moteur de cette ségrégation. C'était en 1986. Michel et moi
avions achevé nos travaux respectifs, nous avons décidé de partir
ensemble pour les beaux quartiers. Et nous n'en sommes jamais sortis !
Michel Pinçon : Nous voulions étudier la ségrégation du côté de
ceux qui en profitent. Et ce que nous avons découvert, c'est plutôt
l'agrégation des classes dominantes. A la différence des pauvres, les
riches restent entre eux parce qu'ils le choisissent. Dans Les Ghettos du gotha,
nous avons ainsi montré comment les familles fortunées défendent bec et
ongles leurs espaces, nécessaires à la gestion de l'entre-soi. Ils se
mobilisent pour préserver l'intégrité de leurs rues, de leurs quartiers,
de leurs banlieues chic – pas de HLM à Neuilly ! –, de leurs lieux de
vacances. Les propriétaires de vieilles maisons, de châteaux s'engagent
ardemment dans la défense du patrimoine. Tous exercent un contrôle
vigilant sur leurs institutions, leurs cercles et leurs clubs, où ils
sont certains de ne se retrouver qu'entre eux. Et les familles veillent,
à l'école en particulier, à ce que leurs enfants fréquentent le moins
possible les jeunes d'autres milieux sociaux. La bourgeoisie s'affirme
ainsi ouvertement comme classe consciente d'elle-même et de ses
intérêts.
“Au sommet de la société,
il y a des gens qui cumulent
toutes les richesses,
mais aussi tous les pouvoirs.”
Que mettez-vous derrière ce terme de « bourgeoisie » ?
M.P.-C. : Au début, nous parlions de « classe dominante » pour
définir des gens qui cumulent toutes les formes de richesses.
Economique, évidemment, mais aussi culturelle : le monde des grandes
fortunes, c'est le monde des collectionneurs et du marché de l'art ;
richesse sociale : ses membres bénéficient de réseaux tout à fait
extraordinaires ; et enfin symbolique : des noms de famille prestigieux,
des adresses dorées, des codes, des manières, le langage et l'accent
des « beaux quartiers ». Pour insister sur la logique de patrimoine et
de transmission qui caractérise ce milieu, nous avons ensuite préféré
parler d'« aristocratie de l'argent ». Pour être acceptées, cooptées par
les plus anciennes, les nouvelles fortunes doivent en effet montrer
patte blanche en constituant une lignée attachée à la transmission de
ses privilèges. Le mariage princier de Delphine Arnault, en septembre
2005, avec l'héritier d'une dynastie industrielle italienne en est une
belle illustration. En présence du gotha de la politique et des
affaires, on assiste à un véritable anoblissement, laïc et républicain,
de la famille du pdg du groupe LVMH.
M.P. : L'achat d'un château peut aussi conforter cette idée de
lignée. François Pinault, fondateur du groupe PPR, a ainsi acquis, en
bordure de la forêt de Rambouillet, le château de La Mormaire, qui date
du XVIIe siècle.
M.P.-C. : Aujourd'hui, concernant ce milieu, nous en sommes
venus à parler d'oligarchie parce que le pouvoir, politique autant
qu'économique, s'est resserré entre ses mains. Au sommet de la société,
il y a aujourd'hui des gens qui cumulent non seulement toutes les
richesses, mais aussi tous les pouvoirs. D'où le sous-titre de notre
livre, Enquête sur l'oligarchie dans la France de Nicolas Sarkozy.
En quoi consiste la force de cette oligarchie ?
M.P. : En premier lieu, dans ses réseaux, ce qu'on appelle le «
capital social », c'est-à-dire le système de relations qui unit ceux
qui possèdent des positions de pouvoir dans différents espaces de la
société. L'aristocratie de l'argent cultive ses réseaux, elle en hérite,
elle les entretient, elle s'attache à les développer. Réceptions,
vernissages, parties de golf, on passe beaucoup de temps en mondanités
d'apparence futiles, mais en fait essentielles. Un verre au bar de son
cercle permet de rencontrer tel ministre, tel conseiller du président,
tel banquier, tel patron d'entreprise ou de médias. On parle, on devient
intime, on s'épaule, on se soutient. Chacun multiplie son pouvoir par
le pouvoir des autres, augmentant d'autant la puissance de l'ensemble.
Nicolas Sarkozy, qui affiche sa « décomplexion » vis-à-vis du monde de
l'argent, a permis le dévoilement de ces réseaux jusqu'ici plutôt
discrets.
M.P.-C. : La force de l'oligarchie aujourd'hui, c'est aussi
cette connivence inusitée entre le monde politique et celui des
affaires, inaugurée en fanfare dès l'élection de Nicolas Sarkozy, avec
la fameuse nuit du Fouquet's, où étaient réunies toutes les composantes
de la classe dominante, patrons du CAC 40, politiques et show-biz.
M.P. : Il y a, dans ce dévoilement, une condition historique,
celle d'un néocapitalisme financier triomphant qui a fait des traders
les héros des temps modernes, même si la crise a, aujourd'hui, un peu
calmé les ardeurs. Mais, en mai 2007, au moment de l'élection de Nicolas
Sarkozy, l'air du temps est à l'argent, consécration « naturelle » du
talent, du courage, de l'utilité sociale. Tant mieux pour ceux qui en
gagnent et tant pis pour les autres. Le cynisme de l'enrichissement
personnel était vraiment dominant et Nicolas Sarkozy s'est engouffré
dans cette brèche.
“Derrière la poudre aux yeux
des discours tonitruants,
Nicolas Sarkozy est clairement
le président des riches.”
Les relations entre le monde des affaires et de la politique
ne sont toutefois pas nouvelles. Ambroise Roux, par exemple, lobbyiste
infatigable de l'establishment financier, fut l'intime de Pompidou,
l'ami de Balladur…
M.P.-C. : La différence, c'est l'intensité et la visibilité de
ces relations. Et la mobilité. On passe aujourd'hui sans vergogne des
affaires privées aux affaires publiques, parfois même en gardant un pied
de chaque côté. Prenez le conseil d'administration de LVMH, le groupe
de Bernard Arnault. Il accueille Hubert Védrine, ancien ministre de
François Mitterrand, qui peut y rencontrer Nicolas Bazire, ancien
directeur de cabinet d'Edouard Balladur. Quant à Patrick Ouart,
conseiller de Bernard Arnault depuis 2004, il est parti à l'Elysée entre
2007 et 2009, avant de retrouver son poste au comité exécutif de LVMH.
Cette oligarchie, qui ne connaît plus les frontières entre public et
privé, est également incarnée par Henri Proglio, nommé à l'automne 2009 à
la tête d'EDF, entreprise publique, alors qu'il était déjà président du
conseil d'administration de Veolia Environnement, société privée de 100
milliards d'euros de chiffre d'affaires.
M.P. : Il faudrait décorer le majordome qui a enregistré les
conversations de Mme Bettencourt avec son gestionnaire de fortune,
Patrice de Maistre. Il a vraiment fait œuvre utile en révélant les
pratiques de cet univers social. Cette connivence entre pouvoir
politique et puissances d'argent qu'illustrent si bien les relations
entre M. de Maistre et Eric Woerth, alors ministre du Budget et
trésorier de l'UMP.
M.P.-C. : Le lendemain de l'élection de Nicolas Sarkozy, un peu
sonnés par l'épisode du Fouquet's, nous avons décidé de tenir le
journal de ses discours, de ses décisions, de ses actes : cela constitue
aujourd'hui la matière de notre livre, complété par une série
d'enquêtes. Ce que nous avons vu, c'est une politique cohérente et
systématique en faveur de la classe dominante. Derrière la poudre aux
yeux des discours tonitruants – genre « Les paradis fiscaux, c'est ter-mi-né » (toutes les entreprises du CAC 40 y ont encore des filiales) –, Nicolas Sarkozy est clairement le président des riches.
“Bien conseillés par des avocats fiscalistes,
les contribuables les plus aisés
peuvent se rapprocher de l'impôt zéro.”
Quels exemples pouvez-vous donner de cette politique ?
M.P. : Dès l'été 2007, la loi TEPA, pour travail, emploi et pouvoir d'achat, abaisse le « bouclier » fiscal de 60 à 50 %. «
Est-il possible de demander à un contribuable de donner à l'Etat plus
de la moitié de ses revenus ? Travailler deux jours et en donner un à
l'Etat, pensez-vous que cela n'est pas assez ? », demande le
président de la République qui nous a fait pleurer sur le sort du pauvre
petit maraîcher de l'île de Ré. Qui ne souscrirait au bon sens d'une
telle remarque ? Le problème, c'est que, pour l'essentiel, les revenus
des plus riches ne proviennent pas de leur travail, mais de leurs
placements, et qu'une bonne partie de ces sommes est escamotée grâce aux
niches fiscales (Nicolas Sarkozy en a généreusement créé de nouvelles
au nom de la « rupture ») ou fondue au soleil discret des paradis pour
millionnaires. Bien conseillés par des avocats fiscalistes, les
contribuables les plus aisés peuvent ainsi se rapprocher de l'impôt zéro
et parfois l'atteindre. De toute façon, quels que soient les revenus
déclarés, les chiffres communiqués par le ministère du Budget en avril
2010 montrent que le bouclier profite avant tout aux plus riches : 6 %
des contribuables concernés ont récupéré 63 % du total des restitutions.
M.P.-C. : Parmi les mesures en faveur des plus aisés, on
pourrait également citer la défiscalisation quasi totale des successions
et des donations. Quand on sait à quel point l'héritage est au cœur de
leur identité, la question est essentielle. Les faveurs fiscales de
Nicolas Sarkozy signifient l'importance accordée aux dynasties
familiales fortunées, qui peuvent ainsi transmettre leurs privilèges de
génération en génération.
M.P. : Il faudrait aussi parler de la dette contractée par
l'Etat pour renflouer les banques au cœur de la crise financière de
l'automne 2008. Cent vingt milliards ont été mobilisés, sous forme
d'achat d'actions et d'octroi de prêts, soit six fois le fameux « trou »
de la Sécurité sociale. Et sans contrepartie. L'Etat a acheté des
actions dites « de préférence », c'est-à-dire sans droit de vote au sein
des conseils d'administration. L'absence de contrôle sur l'utilisation
de ces milliards d'euros a ainsi permis une relance des pratiques
spéculatives qui ont justement mené à la crise. Et les bonus et autres
stock-options sont repartis de plus belle. Pendant ce temps-là, le
déficit public a été multiplié par trois entre septembre 2008 et
décembre 2009, passant de 52 milliards à 145 milliards d'euros. Qui va
payer, sinon l'ensemble de la population, soumise à la rigueur et aux
restrictions ?
Le parcours de Nicolas Sarkozy est intéressant, parce qu'il ne fait pas vraiment partie de ces familles les plus fortunées…
M.P. : Lorsqu'il était jeune, à Neuilly, il était un peu le
dernier des plus favorisés, en bout de table de la bourgeoisie avec
laquelle il vivait, dont il fréquentait les écoles. Il n'était pas
vraiment un héritier, comme son ami Arnaud Lagardère par exemple. Son
goût du pouvoir vient peut-être de là, après avoir été longtemps le
second, il voulait la première place.
M.P.-C. : Il s'est construit en se mettant au service de ces
grandes familles. D'abord comme avocat d'affaires, puis en devenant
maire de Neuilly, à 28 ans, avant d'accomplir le chemin que l'on sait.
Aujourd'hui, il reste fasciné par l'argent. Se souvient-on de ce
compliment qu'il fit à Stéphane Richard, aujourd'hui directeur général
de France Télécom, en lui remettant la Légion d'honneur, en juillet 2006
? « Stéphane, t'es riche, t'as une belle maison, t'as fait fortune…
Peut-être plus tard y parviendrai-je moi-même… C'est la France que
j'aime ! »
“Les vieilles familles ont toujours
eu le souci de la discrétion.
Le président commence à agacer
dans certaines couches très favorisées.”
Cet affichage agressif de son goût pour l'argent, ce
dévoilement sans prudence des réseaux et des connivences ne sont-ils pas
en train de se retourner contre lui ?
M.P. : Les vieilles familles ont toujours eu le souci de la
discrétion. On n'étale pas sa fortune. Au Jockey Club, on a du mépris
pour l'argent affiché. Nous savons ainsi, par différents canaux, que le
président commence à agacer dans certaines couches très favorisées. On
le trouvait utile, il devient dangereux. Il en fait trop et se prend les
pieds dans le tapis.
Et si Nicolas Sarkozy n'était pas réélu en 2012 ?
M.P.-C. : La force de l'oligarchie au pouvoir, ce sont ses
réseaux, et les remplaçants potentiels sont nombreux, à droite mais
aussi à gauche. La classe dominante n'est pas homogène, elle compte des
catholiques, des protestants, des juifs. Et des sensibilités politiques
diverses, de la gauche socialiste à l'UMP, en passant par le centre.
Récemment, à l'occasion d'un dîner dans le 7e arrondissement, nous avons
rencontré un grand banquier d'affaires, dont nous devons évidemment
taire le nom. Entre la poire et le fromage, nous lui avons demandé quel
était son ministre des Finances préféré. Il n'a pas hésité une seconde. « Pierre Bérégovoy », nous a-t-il répondu. J'ai failli m'étrangler. Pourquoi ? « Eh bien, a-t-il dit, parce que c'est lui qui a dérégulé les marchés ! »
Et permis ainsi à la finance d'asseoir son pouvoir sur l'économie et de
transformer la bourse en casino. Dominique Strauss-Kahn, qui est né à
Neuilly, appartient aux mêmes réseaux, ceux-ci ne cessent de
s'entrecroiser. Avant de prendre la tête de France Télécom, Stéphane
Richard fut directeur de cabinet de Christine Lagarde. Et avant cela
encore, en 1991, conseiller de DSK quand celui-ci était ministre de
l'Economie et des Finances…
A la fin de votre livre, parce que le constat risque d'être «
désenchanteur », vous avancez une série de propositions dans les
domaines financier, fiscal et même politique. Parmi ces propositions,
laquelle vous paraît la plus importante ?
M.P.-C. : Que faire des riches ?, nous demandons-nous en guise
d'épilogue. A quoi nous répondons, contre toute attente, probablement :
suivre leur exemple. Voilà des gens qui ont une éminente conscience de
leur classe, qui sont solidaires quand la mode est à l'individualisme,
qui sont organisés et mobilisés, qui défendent énergiquement leurs
intérêts. Faisons comme eux. Battons-nous !
.
A lire Classes en lutte, collectif, Bruno Leprince éditions, 104 p., 6 €.
Le Président des riches, enquête sur l'oligarchie dans la France de Nicolas Sarkozy, de Michel Pinçon et Monique Pinçon-Charlot, éd. Zones, 228 p., 14 €.