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Le Blog de l'Esterel
15 juin 2011

"Que signifie pour moi être européen ?"

Pour répondre à la question, l'écrivain Jorge Semprún nous invite à un voyage dans trois lieux emblématiques de l'histoire intellectuelle du continent.

 

12.12.2002 | Jorge Semprún | El País

Pour mettre de l'ordre dans mes idées sur l'Europe, je souhaite entreprendre trois voyages intellectuels afin de tenter d'aborder sa réalité d'un point de vue culturel et historique.
Prague : "l'héroïsme de la raison" d'Edmund Husserl En mai 1935, à Vienne, un vieux philosophe allemand nommé Edmund Husserl donne une conférence intitulée "La crise de l'humanité européenne et la philosophie". Il a fui son pays natal parce qu'il est juif. Ses propos sont émaillés de termes abstraits et rigoureux. Il parle de philosophie alors que la crise européenne est en gestation et se pose une question cruciale : que représente l'Europe aujourd'hui ? Sa première réponse est que l'Europe est surtout une entité spirituelle et qu'elle n'est pas liée à un territoire. "J'entends l'Europe non pas géographiquement comme sur les cartes, dit-il. Au sens spirituel, il est manifeste que les dominions britanniques et les Etats-Unis appartiennent à l'Europe." On comprend immédiatement à quoi Husserl fait allusion lorsqu'il parle de l'identité spirituelle de l'Europe : une longue tradition de pensée, de critique au sens large, qui puise ses racines dans notre histoire culturelle.
L'Europe d'Edmund Husserl n'est pas liée à un morceau de terre ni à l'idée de nation. Le concept de supranationalité est d'ailleurs la deuxième idée importante de son discours : c'est la première fois qu'un philosophe européen le définit clairement. Husserl défend une transformation digne de ce que l'Europe a de meilleur, une supranationalité d'un type nouveau, qui naîtrait de son extraordinaire force spirituelle. Les nations, affirme-t-il, ne s'unissent qu'en raison des impératifs du commerce et de la lutte perpétuelle entre les pouvoirs, et il faut aller au-delà.
La troisième idée du philosophe dans ce texte si riche est que la crise européenne de 1935 ne peut se résoudre que de deux manières : on assistera soit à la chute de l'Europe - celle-ci "se rendant toujours plus étrangère à sa propre signification rationnelle" et sombrant "dans la haine de l'esprit et dans la barbarie" -, soit à sa renaissance spirituelle grâce à "l'héroïsme de la raison". On pourrait reprocher à l'auteur une ligne de pensée aussi abstraite et impossible précisément sur un point aussi important de la discussion. Une philosophie idéaliste de la volonté comme seul et unique remède contre la désintégration de l'Europe ? Une proposition assurément trop confuse.
"L'héroïsme de la raison" a beau être un concept abstrait, il peut nous aider à développer une métaphore historique très intéressante et concise. En 1935, dans la fameuse salle de conférences de Vienne, se trouvait un jeune étudiant en phénoménologie tchèque nommé Jan Patocka. Quelques mois plus tard, celui-ci organisa dans la même ville son propre cycle de conférences, où il reprit les idées d'Edmund Husserl sur l'Europe. Patocka, qui n'avait pas trente ans à l'époque, est l'une des figures les plus intéressantes et injustement oubliées de la philosophie européenne. Il suit des cours à l'université de Prague, mais le nazisme, puis le régime communiste (à partir de 1948) l'empêchent de terminer ses études. Il est, avec Vaclav Havel et Jiri Hajek (ministre des Affaires étrangères pendant le bref "printemps de Prague"), l'un des signataires de la Charte 77, le mouvement des intellectuels dissidents tchécoslovaques. Il meurt le 13 mars 1977 à l'âge de soixante-dix ans, après un interrogatoire un peu "poussé" de la police communiste. Le jour de son enterrement, les hélicoptères des forces de l'ordre survolent le cimetière pour éviter que la foule n'assiste à la cérémonie. Les autorités ont fait fermer tous les fleuristes de Prague pour que personne ne puisse acheter des fleurs et les porter sur sa tombe. Cette métaphore est pour moi d'une grande force. Quand on pense que, dans sa jeunesse, ce philosophe avait écouté à Vienne une conférence sur la lutte spirituelle et philosophique pour la survie de l'Europe, la lutte contre la barbarie et la fin de la vie de spirituelle !
Weimar et Buchenwald : l'Europe contre l'Europe Empruntons maintenant une autre route pour appréhender ce qui me semble essentiel dans la culture spirituelle de l'Europe. Weimar, une petite ville allemande possédant une longue et importante histoire politique et culturelle, est peut-être l'un des lieux les plus appropriés pour réfléchir sur l'Europe, voire sur le monde. Dans une île située sur la rivière qui jaillit du terre-plein où s'élèvent les murs de la vieille ville se trouvent la résidence d'été et le jardin de Goethe. Là, entourés des souvenirs de cet homme, qui fut un grand Européen et l'un des défenseurs du cosmopolitisme dans son sens le plus profond, nous pouvons méditer sur ce qu'il est advenu de l'Europe.
L'endroit est vraiment extraordinaire. Weimar n'est pas seulement une ville qui a été "capitale culturelle de l'Europe" en 1999 et où l'on peut, après un arrêt à la résidence d'été de Goethe, aller consulter les archives de Schiller ou de Nietzsche ; elle est aussi située à quelques kilomètres de l'ancien camp de concentration nazi de Buchenwald. Une proximité étrange et très instructive à la fois.
Cette coïncidence nous sert de "raccourci" pour appréhender l'histoire politique et culturelle de l'Allemagne. Dans les années 20, Weimar fut le lieu où l'Assemblée nationale allemande se réunit pour la deuxième fois seulement dans l'histoire du pays, afin d'élaborer une Constitution qui finira par donner naissance à la république de Weimar. Les délégués tentèrent de créer une pépinière de démocratie parlementaire, que les nazis finirent par détruire, l'enterrant sous leurs ossuaires. Aujourd'hui qu'ont disparu aussi bien la république de Weimar que le camp de Buchenwald, nous pouvons entrevoir ce que signifie l'Europe : un rempart édifié précisément contre le fascisme et le stalinisme. Ce rôle était déjà évident lorsque le camp de Buchenwald commença à fonctionner, en 1937. Ce furent d'abord les opposants politiques allemands, communistes et sociaux-démocrates, qui le remplirent. Puis il devint un camp international dans lequel tous les peuples d'Europe étaient représentés. Mais il ne s'agissait pas d'un camp d'extermination comme ceux d'Auschwitz ou de Birkenau. A Buchenwald, il n'y avait pas de chambres à gaz. On y détruisait les prisonniers par les travaux forcés, pas par élimination soudaine.
Londres : Orwell redécouvre la démocratie
Nous devons faire un dernier détour par Londres. George Orwell a combattu en Espagne au sein d'une brigade internationale liée à l'extrême gauche européenne - et aux antipodes du stalinisme -, représentée localement par le Parti ouvrier d'unification marxiste (POUM). Il relate son expérience dans un livre magnifique intitulé Hommage à la Catalogne. Au milieu des années 40, il commence la rédaction d'un autre ouvrage extraordinaire, Le Lion et la Licorne, qu'il termine en 1941, juste avant l'invasion de l'Union soviétique par les nazis.
Orwell, internationaliste et marxiste d'extrême gauche, ennemi du stalinisme et subissant quotidiennement les incursions aériennes de la Luftwaffe, réagit alors de manière surprenante : il se propose de redécouvrir l'Angleterre. Le Lion et la Licorne est un ouvrage pionnier, une revendication d'un sentiment d'identité nationale de la part de quelqu'un qui s'est vu poussé au radicalisme extrémiste précisément en raison de son internationalisme. La rencontre d'Orwell avec l'Angleterre est une redécouverte de l'identité, mais aussi de la démocratie libérale, de la part de quelqu'un venant d'une position marxiste. Il faut dire en effet que la démocratie libérale n'était pas seulement dans la ligne de mire des fascistes et des nazis, mais aussi de l'extrême gauche.
Ainsi, pour le lecteur d'aujourd'hui, l'un des sujets essentiels de l'essai d'Orwell semble être la démocratie, comme condition préalable universelle des sociétés occidentales.
C'est peut-être par là que j'aurais dû commencer. Mais c'est par là que je vais terminer, ou que je recommencerai. Parce qu'il est très clair aujourd'hui en Europe que l'unité européenne ne peut être fondée que sur la raison démocratique, sur les principes de la démocratie et la solidité de ses valeurs. Beaucoup d'intellectuels occidentaux aiment à mettre en doute ou à dénigrer le caractère universel de la démocratie. A la place, ils préfèrent défendre les valeurs locales de la vie communautaire, la chaleur et l'entraide qui existent dans ces communautés, et la communauté elle-même. Toutefois, dans l'Europe que nous sommes en train de construire, les principes de base d'Orwell, universalistes et démocratiques, peuvent s'appliquer de nombreuses manières aux valeurs locales. Et, partant de là, il est évident que l'unité de l'Europe ne peut se construire qu'à travers la diversité.

www.courrierinternational.com/article/2002/12/12/que-signifie-pour-moi-etre-europeen


 

Jorge Semprun

Ecrivain, journaliste, scénariste, Jorge Semprún est aussi un intellectuel engagé. Né à Madrid au sein d'une famille républicaine, il fuit la guerre civile espagnole en 1937. En 1941, il entre dans la Résistance française. Il est déporté à Buchenwald en 1943, à l'âge de 20 ans. En 1953, il dirige les activités de résistance au régime de Franco au sein du Parti communiste espagnol en exil, dont il sera exclu en 1964. En parallèle, Jorge Semprún poursuit une brillante carrière littéraire et cinématographique. Les prix Médicis (1969) et Femina (1994) viennent couronner son travail d'écrivain. On lui doit notamment les scénarios de Z, de Costa-Gavras, et de Stavisky, d'Alain Resnais. De                                 

1988 à 1991, il est ministre de la Culture dans le gouvernement socialiste de Felipe González. En 1996, il est élu membre de l'académie Goncourt.
Une Morale de résistance, une présentation de textes d'Husserl, Bloch et Orwel par Jorge Semprún, doit paraître le 15 janvier aux éditions Bibliothèque Nationale de France.
Les illustrations de ce dossier ont toutes été tirées du dernier ouvrage de Benoît, Le Vent est bleu, qui vient de paraître aux éditions Denoël. Il nous a semblé que l'humour subtil et la tendresse du trait de ce jeune artiste belge évoquaient irrésistiblement l'Europe.

 

 


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